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Tribune d’expert — L’état des lieux des paiements numériques en Afrique de l’Ouest — Jamelino Akogbeto nous partage ses enseignements clés
par Jamelino Akogbeto - 12 février 2025

Jamelino Akogbeto est un spécialiste des services financiers numériques et des systèmes de paiement. Il pilote les travaux d’AfricaNenda Foundation dans la région de l’Afrique de l’Ouest. Son action porte principalement sur la constitution d’un solide vivier de projets de paiement et sur l’augmentation des investissements en faveur des systèmes de paiement instantané inclusifs. Dans le cadre de cet entretien de questions-réponses, Jamelino nous fait part de son point de vue sur le marché ouest-africain et sur les travaux d’AfricaNenda dans la région.
Q: Quel a été votre principal axe de travail sur le marché de l’Afrique de l’Ouest depuis2021?Depuis le lancement officiel d’AfricaNenda en 2021, je m’attache à appréhender le paysage des paiements et à explorer différentes options pour accélérer la mise en œuvre de systèmes de paiement instantané inclusifs (« SPII ») en Afrique. Pour ce faire, il m’a fallu contacter et nouer un dialogue avec les principales parties prenantes autour des initiatives de SPII, promouvoir les connaissances en la matière dans l’ensemble de l’écosystème et élaborer des projets de systèmes de paiement dans le but d’intégrer l’inclusivité et la durabilité dès la phase de conception.
En Afrique de l’Ouest en particulier, nous avons soutenu à la fois des projets de systèmes de paiement nationaux dans des pays spécifiques et des projets régionaux. Nous avons encouragé le renforcement des capacités et organisé des événements pédagogiques pour partager les meilleures pratiques. Nous avons également réalisé des études en Afrique de l’Ouest, pour le compte de l’Agence monétaire de l’Afrique de l’Ouest. AfricaNenda Foundation est par ailleurs engagé aux côtés du Cap-Vert et de la Guinée dans le déploiement de leurs SPII.
Q: Pouvez-vous décrire les spécificités du marché ouest-africain des paiements numériques et de l’inclusion financière dans la région?
L’Afrique de l’Ouest est l’un des plus grands marchés du continent. Le potentiel de croissance des paiements numériques y est très important. Les données du Global Findex révèlent qu’en 2022, 45 % des adultes en Afrique de l’Ouest détenaient un compte bancaire ou d’argent mobile. Toutefois, moins de 20 % d’entre eux effectuaient des paiements marchands et moins de 25 % réglaient leurs factures de services publics par voie numérique. Cela laisse entrevoir de grandes possibilités d’élargir l’accès et l’utilisation des paiements numériques et, grâce aux avantages qu’ils procurent, de promouvoir l’adoption des comptes numériques.
Prenons l’exemple de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (« UEMOA »). Elle compte huit pays membres utilisant la même devise (le franc de la Communauté financière de l’Afrique, aussi appelé « franc CFA »), sous l’égide d’une banque centrale commune (la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, ou « BCEAO »). Ce marché régional offre de nombreuses opportunités. Citons par exemple la possibilité d’effectuer des transferts de fonds transfrontaliers, notamment avec le lancement du projet pilote de système de paiement régional qui relie les fournisseurs de services financiers numériques les uns aux autres.
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (« CEDEAO ») offre également des perspectives prometteuses, en raison du taux de pénétration élevé et en plein essor de l’argent mobile. Avec 290 millions de comptes enregistrés, elle est la sous-région qui connaît la croissance la plus rapide en Afrique (GSMA, 2023). Plus important encore, la CEDEAO est un modèle de réussite en matière d’intégration économique régionale. L’ambition de la CEDEAO d’établir un cadre régional relatif aux paiements représente une formidable opportunité pour les transferts de fonds transfrontaliers. Une fois mis en place, ce cadre ouvrira la voie à la coopération économique entre les États membres, avec une amélioration du niveau de vie et du développement économique à la clé.
Q: Quelles sont les principales opportunités que vous avez identifiées sur ce marché ?
L’infrastructure publique numérique (« IPN ») présente des avantages en termes de coûts et de délais. Elle apparaît donc comme une solution convaincante pour déployer une infrastructure partagée à l’échelle de la société. Les pays qui sont en phase de conception de systèmes de paiement numérique envisagent sérieusement de mettre en œuvre une IPN.
Le potentiel des transferts de fonds transfrontaliers est lui aussi prometteur, notamment grâce au projet pilote de système de paiement régional que la BCEAO mène actuellement. L’Agence monétaire de l’Afrique de l’Ouest, une agence spécialisée de la CEDEAO, a également lancé une initiative. Celle-ci a pour finalité d’intégrer l’ensemble des systèmes de paiement nationaux de la région. Cette intégration pourrait ouvrir la voie à une intensification des transferts de fonds transfrontaliers dans la région.
Les réformes du cadre réglementaire financier engagées créent un environnement favorable aux fintechs, notamment grâce aux nouvelles réglementations sur les services de paiement adoptées par la BCEAO.
Enfin, les initiatives de partenariat et de renforcement des capacités lancées par AfricaNenda, dont des événements d’apprentissage entre pairs, ont mis en lumière le rôle clé que les SPI nationaux, le Nigeria Inter-Bank Settlement System (« système de règlement interbancaire du Nigeria » littéralement, « NIBSS ») et le Ghana Interbank Payment and Settlement System (« système de règlement des paiements interbancaires du Ghana » littéralement, « GhIPSS »), peuvent jouer en tant que pionniers des paiements dans la région.
Q: Quels sont les défis propres à l’Afrique de l’Ouest que vous avez rencontrés et comment les avez-vous relevés?
Les défis qu’AfricaNenda a rencontrés ne sont pas propres à la région de l’Afrique de l’Ouest. Certains d’entre eux freinent la dynamique d’accélération des SPII en Afrique. Ces défis comprennent, entre autres, l’absence d’infrastructures adéquates, une faible reconnaissance de la proposition de valeur des systèmes de paiement instantané (« SPI ») par le secteur privé, un cadre réglementaire insuffisant et le manque de compétences.
Les autres défis sont quant à eux liés à la phase de post-déploiement. On peut notamment évoquer, entre autres, le manque de capacités financières et numériques des utilisateurs finaux, une mauvaise expérience client, des règles inappropriées ou inexistantes et un cadre de protection des clients insuffisant. Ces obstacles ont notamment tendance à freiner l’adoption de ces systèmes par les clients.
Nous tenons compte de tous ces défis lors de la préparation de nos interventions. Nous les atténuons grâce à notre travail préparatoire, pour garantir que les bases sont posées et que les conditions sont réunies avant d’entamer la phase de conceptualisation. Nous tirons aussi parti de notre cadre de gestion des programmes, pour assurer la réussite du déploiement et créer les conditions nécessaires à son expansion et à sa pérennité grâce à différents outils, au renforcement des capacités et à un soutien continu.
Q: Au cours des trois dernières années, quels ont été les principaux enseignements que vous avez tirés de vos travaux dans cette région?
Ils se résument en trois points.
Tout d’abord, la région a connu une réelle avancée avec le déploiement de nouveaux SPI, tels que le système régional de la BCEAO au sein de l’UEMOA. Cependant, les initiatives en matière de transferts de fonds transfrontaliers sont encore à l’étude et n’ont pas été retenues comme cas d’usage. En cause, plusieurs obstacles liés à l’harmonisation des cadres réglementaires, notamment les défis liés à la conversion des devises.
Deuxième enseignement, c’est que la réussite du déploiement d’un SPI repose avant tout sur l’engagement. Les pays qui ont fait preuve d’un fort engagement auprès des parties prenantes des secteurs public et privé sont mieux armés pour mener à bien le déploiement de leurs systèmes.
Troisièmement, l’IPN suscite un intérêt grandissant. Les parties prenantes ont compris qu’elles peuvent en tirer parti pour concevoir des systèmes rentables, avec un délai de mise sur le marché réduit et une moindre dépendance à l’égard des fournisseurs technologiques. Il y a trois ans, cette attention portée à l’IPN n’existait pas. Au contraire, les parties prenantes de la région hésitaient à adopter ces systèmes.
Q: Pouvez-vous donner un exemple de projet ou d’initiative qui vous a permis de tirer des enseignements précieux?
Le dernier engagement en date avec le Cap-Vert a été riche en enseignements.
L’instauration de l’environnement de paiement numérique contribue à promouvoir l’orientation stratégique du Cap-Vert en matière de tourisme. Avec 12 630 terminaux de paiement par carte, le Cap-Vert recense à lui seul quasiment l’équipement de toute l’UEMOA, qui dispose de 15 000 terminaux, et largement plus que la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (« CEMAC »), qui en compte 4 000.
L’exemple du Cap-Vert a également démontré qu’il était possible d’exploiter une IPN pour réduire considérablement le délai de mise sur le marché. Le projet pilote de bout en bout du pays a été mis sur pied en moins de six mois, grâce à l’exploitation de ressources susceptibles de permettre un déploiement à l’échelle de la société. Citons, à titre d’exemple, des technologies open source existantes, l’hébergement dans le cloud, des services et un programme d’accélération pour renforcer les compétences des équipes locales.
Le fort engagement de la banque centrale et l’approche participative consultative des parties prenantes ont également contribué à la réussite. D’autres pays qui déploient leurs propres systèmes peuvent s’inspirer de ces meilleures pratiques.
Q: D’après vous, quelles stratégies ou innovations feront la différence dans les années à venir?
Les tendances en matière d’innovations révèlent que les technologies open source constituent un potentiel moteur d’accélération du déploiement d’un SPI et permettent de réduire les coûts. Ces technologies pourraient devenir l’une des options les plus probantes de la région.
D’un point de vue stratégique, il est essentiel de promouvoir davantage les paiements numériques sur les marchés où les paiements en argent liquide sont encore prédominants. Au Bénin, par exemple, le gouvernement a promulgué une loi prévoyant l’application d’une taxe de 1 % sur tous les paiements en espèces d’un montant supérieur à 100 000 francs CFA (soit 150 USD). Cette approche incite à soutenir la transition de l’argent liquide vers le numérique, un exemple qui peut être reproduit dans davantage de pays pour promouvoir les paiements numériques.
Q: Que peuvent faire les gouvernements, le secteur privé et les partenaires de développement pour mieux soutenir la croissance dans cette région?
Le principal moteur de la croissance des systèmes de paiement consiste à instaurer un cadre de collaboration entre le secteur public et le secteur privé. Les gouvernements, avec le concours des agences de développement, peuvent travailler en étroite collaboration avec les acteurs clés pour créer un environnement favorable. Une telle démarche requiert des initiatives en faveur de la modernisation de la réglementation, l’amélioration des infrastructures, l’accompagnement au développement des compétences numériques, ainsi que la promotion de la dématérialisation des paiements du gouvernement. Le secteur privé a également un rôle à jouer, en investissant davantage dans l’innovation et en renforçant l’accent mis sur le client. Tout cela devrait se traduire par une proposition de valeur forte pour l’utilisateur final. Faute de quoi, aucune croissance durable n’est possible.
Q: À l’avenir, quelles sont vos priorités pour encourager l’essor des paiements numériques sur le marché ouest-africain?
Je recense trois priorités essentielles pour les années à venir.
La première consistera à aider les pays qui n’ont pas de SPI à développer et à déployer leurs systèmes de paiement nationaux.
Deuxièmement, il s’agira de renforcer les systèmes de paiement existants, afin de les rendre plus inclusifs et de promouvoir leur adoption (et donc leur pérennité), grâce à notre cadre de gestion des programmes.
Troisièmement, il faudra promouvoir les transferts de fonds transfrontaliers, en explorant les possibilités d’intégration régionale en reliant les SPI existants les uns aux autres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la région.