Articles

Essor et stagnation des monnaies numériques de banque centrale et des crypto-monnaies en Afrique : à quoi faut-il s’attendre ?

par Zachary Kazzaz, Conseiller spécial en services financiers numériques, AfricaNenda - 29 mars 2023

L’an dernier, le rapport sur l’état des systèmes de paiement instantané et inclusif (SIIPS) en Afrique a rendu compte des progrès manifestes observés dans le domaine des monnaies numériques de Banque centrale (MNBC). L’eNaira a ainsi fait l’objet de plusieurs dizaines de milliers de transactions et l’eCedi s’apprêtait à être lancé. Toutefois, les MNBC ont connu des circonstances moins favorables en 2023, de même que leurs cousines, les crypto-monnaies. L’eNaira, première expérience concrète de MNBC en Afrique, fait ouvertement l’objet d’une restructuration et les deux plus grandes banques américaines du secteur des crypto-monnaies ont annoncé leur fermeture.

Les MNBC et les crypto-monnaies ont en commun de s’appuyer sur la technologie de la chaîne de blocs (blockchain) pour faciliter les transactions. Contrairement aux MNBC, qui bénéficient du soutien des banques centrales et sont indexées sur les devises nationales, les crypto-monnaies (Bitcoin, Ethereum, etc.) fluctuent librement en fonction de l’offre et de la demande.

Crypto-monnaies et MNBC : l’écart croissant des usages

La technologie de la chaîne de blocs a révolutionné le secteur des services financiers, en particulier en Afrique, où ce type de services représente encore un coût important pour les ménages les plus défavorisés. Cette technologie permet en effet le traitement décentralisé des transactions : les processus d’exécution et de validation sont pris en charge par des « nœuds », répartis entre les différents détenteurs de portefeuilles, et par des « mineurs ». Ce mode de fonctionnement permet de limiter les risques associés à un seul point de défaillance, par exemple, une panne de la partie serveur d’un processeur ou d’un service financier. Les transactions fondées sur la technologie de la chaîne de blocs sont immédiates et irrévocables ; elles laissent une trace permanente et offrent le même confort d’utilisation que les espèces.

Sur le plan réglementaire, les crypto-monnaies continuent d’évoluer dans une zone grise. En Afrique, de nombreux portefeuilles sont hébergés par des fournisseurs caribéens et la détention d’actifs fait l’objet d’une réglementation limitée. Pour déposer leurs crypto-monnaies, les particuliers ne peuvent pas faire appel aux banques nationales ou aux prestataires de services d’argent mobile comme ils le feraient pour des capitaux traditionnels ou des devises étrangères. En outre, la forte volatilité de ce type d’actifs et l’absence de réglementation significative en matière d’information des consommateurs exposent ces derniers à des risques injustifiés.

Les MNBC ont vocation à résoudre ces deux problèmes par la création d’un environnement réglementaire sain et l’établissement de liens étroits avec la monnaie nationale, indépendamment de la volatilité inhérente aux devises sous-jacentes.

L’accès à une connexion Internet suffit pour effectuer des transactions de crypto-monnaies, ce qui explique que les particuliers africains aient été actifs sur ce marché dès sa création, avec une exposition au Bitcoin, à l’Ethereum, etc. Actuellement, on observe une augmentation du recours aux crypto-monnaies stables (ou stablecoins) sur différents marchés. L’utilisation accrue des crypto-monnaies sur ces marchés semble s’accompagner d’une baisse d’intérêt pour les MNBC.

La Banque centrale du Nigéria a récemment annoncé que l’eNaira se heurtait à un double obstacle : un faible niveau d’adoption et des technologies dorsales insuffisantes. Sur près d’un million de portefeuilles ouverts, seuls 8 % sont actifs. Le montant moyen d’une transaction est d’environ 115 dollars (53 000 nairas), soit plus de la moitié d’un salaire mensuel de la classe moyenne. À ce stade, il semble donc peu probable que l’eNaira soit utilisé par les Nigérians à faibles revenus. La raison du recours à cette nouvelle technologie n’est pas encore connue, mais il pourrait s’agir d’une volonté d’accroître le contrôle sur la masse monétaire nationale, au moment où la Banque centrale du Nigéria procède à un effort de démonétisation.

Au Ghana, le programme pilote a été lancé l’an dernier, mais peu d’informations supplémentaires ont été publiées au cours des cinq derniers mois. La structure de ce programme pourrait se heurter à des difficultés en matière d’inclusion financière, car elle repose sur l’utilisation d’une carte et dépend de l’équipement des points de vente en lecteurs de carte (par opposition à l’utilisation du téléphone portable). Il s’agit donc d’une solution plus coûteuse et moins facile à déployer.

Les obstacles à l’adoption des MNBC en Afrique

Sur les 13 autres marchés africains qui expérimentent les MNBC, aucun n’a encore publiquement fait état d’avancées significatives ou d’une expansion commerciale. Dès lors, il semble utile d’étudier la situation actuelle et d’évaluer différentes théories :

  • La volatilité générale du marché des crypto-monnaies nuit à l’attractivité de la technologie de la chaîne de blocs : la faillite de FTX a ainsi entraîné des pertes d’un montant total de 8 milliards de dollars pour ses clients. Bien qu’il s’agisse de l’exemple le plus frappant, d’autres places de marché ont également été concernées par des faillites ou des détournements de fonds au détriment des clients, comme Celsius et Voyager Digital (juillet 2022) ou encore Thodex et Vebitcoin (avril 2021). En outre, il est probable que FTX ait entraîné dans sa chute Signature Bank et Silvergate Bank, qui comptent parmi les premières faillites bancaires aux États-Unis depuis trois ans.
  • Les attentes des clients ne sont pas suffisamment prises en compte : les utilisateurs veulent des solutions sûres et efficaces, reposant sur des technologies qui ont fait leurs preuves. Peut-on parler d’un décalage entre les fonctionnalités envisagées et les besoins des utilisateurs à faibles revenus ?
  • L’inclusion financière est souvent présentée comme l’un des objectifs de ce type de programmes. Pourtant, la voie à suivre pour y parvenir n’est jamais explicitée, pas plus que la valeur ajoutée pour les populations défavorisées par rapport aux services financiers déjà présents sur le marché. Les projets ayant trait aux MNBC devront peut-être repenser les interactions techniques envisagées pour permettre un accès plus large et proposer des programmes d’éducation financière correspondants.
  • La hausse des taux d’intérêt mondiaux : la hausse des taux d’intérêt américains et européens, liée à la lutte contre l’inflation, a entraîné une diminution des opportunités de financement dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. Dans une période où les banques centrales sont amenées à se concentrer davantage sur leurs réserves de devises fortes et sur leur politique monétaire, peut-on considérer que les MNBC sont reléguées au second plan, faute de capacités suffisantes ?
  • Le renforcement du contrôle réglementaire à l’échelle mondiale : les États-Unis et l’Union européenne mettent au point des orientations et des recommandations relatives aux crypto-monnaies et plaident pour une utilisation responsable de cette catégorie d’actifs. Les récentes faillites bancaires ne feront que renforcer cette volonté de mettre en place une nouvelle réglementation. Peut-on qualifier d’attentiste l’approche adoptée par les banques centrales africaines, qui s’efforcent de combler les vides en matière de réglementation afin d’éviter que le développement des crypto-monnaies n’aille à l’encontre des normes mondiales ?

La raison des tendances actuelles réside peut-être dans la combinaison de ces différents facteurs, ou peut-être reste-t-elle à déterminer. Je suis impatient de travailler avec les parties prenantes du secteur sur les ressorts et l’impact des MNBC, ainsi que sur les applications concrètes de la technologie de la chaîne de blocs, afin de renforcer l’inclusion financière et d’améliorer la vie des populations défavorisées.


Partager cette page

Dernier blogs